Au printemps rien n’allait plus dans le monde bancaire, et après les faillites de plusieurs banques régionales américaines, la vénérable banque Crédit Suisse était dans la tourmente. Sous la pression du gouvernement helvète, sa rivale UBS la rachète in extremis et en toute hâte. Quelques mois plus tard, voici que cette acquisition à la casse lui permet d’afficher des profits trimestriels records, jamais atteints dans le monde bancaire. Explications !
La crise financière expose Crédit Suisse
Scandales successifs et perte de confiance
Remontons brièvement le temps. Nous sommes en mars 2023, et les faillites successives de quelques banques régionales américaines, dont la Silicon Valley Bank, exposent des faiblesses dans la gestion de certaines institutions financières. Les investisseurs, tout comme les épargnants, se méfient de plus en plus du secteur, et se détournent des institutions perçues comme étant les plus faibles, les plus exposées aux risques, bref, celles qui pourraient être les prochaines à tomber.
En la matière, Crédit Suisse, pourtant vieille de 167 ans, est une cible évidente. La banque semble être systématiquement impliquée dans les gros scandales financiers. Elle perd des milliards lorsque le fonds d’investissement Archegos implose en 2021. Elle est derrière une opération de financement de bateaux de pêche au Mozambique qui s’avère être une fraude massive. Elle fait perdre beaucoup d’argent à ses clients fortunés en les exposant à la société financière Greensill, qui tombe en liquidation. En juin 2022, elle est condamnée pour avoir blanchi de l’argent d’une organisation criminelle bulgare …
En plus, l’équipe dirigeante est instable. Surtout depuis que l’ex-PDG Tidjane Thiam a fait suivre son numéro deux, Iqbal Khan, en charge de la banque privée, pour une sombre histoire de dispute de voisinage. Les deux hommes quittent la banque successivement en 2020, le second prenant d’ailleurs un gros poste chez UBS. Et depuis, c’est la valse des dirigeants.
Tous les facteurs sont réunis pour que dans un climat de nervosité et de méfiance grandissante envers les banques, les clients et les actionnaires perdent progressivement confiance en Crédit Suisse. Le cours de bourse baisse tout autant que les encours confiés par la clientèle fortunée.
Les autorités réglementaires interviennent
Le management de Crédit Suisse annonce plusieurs plans de redressement, visant à stabiliser le navire, mais ceux-ci sont jugés insuffisants ou peu crédibles par le marché. La spirale infernale de la perte de confiance qui conduit à la fuite des dépôts, qui à son tour alimente la méfiance, ne s'inverse pas.
Dans les coulisses, la banque centrale helvète suit les développements de près. Il en va de la santé financière de son système bancaire, qui pèse très lourd pour l’économie suisse dans son ensemble. En outre, une faillite de Crédit Suisse aurait des répercussions sur le système bancaire Européen, voire mondial.
Tout en se voulant rassurante en public, elle réfléchit à des alternatives plus radicales, afin d’éviter la catastrophe. Alors que la dégringolade du cours de bourse de Crédit Suisse s’accentue, elle arrive à la conclusion qu’un rachat de la banque s’impose. Et qu’UBS est la seule institution capable de soumettre une offre en quelques jours …
UBS négocie des conditions exceptionnelles
Une acquisition précipitée, pourtant mûrement réfléchie
Au mois de mars, Thomas Hirschi, responsable des banques à la Finma, le régulateur suisse, appelle Colm Kelleher, le président du conseil d’UBS. Il lui demande de se présenter deux heures plus tard dans son bureau pour entamer une discussion sur les conditions auxquelles UBS serait prête à reprendre sa rivale Crédit Suisse. L’action Crédit Suisse vient de perdre 30% en une seule journée.
Quand Kelleher se présente à l’heure convenue dans les locaux de la Finma, il a une feuille A4 en main, qui détaille les 11 conditions qu’UBS estime nécessaires pour avancer dans les négociations.
Parce que chez UBS, cela faisait des mois qu’une petite équipe d’experts travaillait sur ce scénario, alors qu’une autre était dédiée à l’évaluation des conséquences d’une faillite éventuelle de son voisin.
Et ça tombe bien, car la ministre des Finances, présente pour cette réunion historique, pose clairement le cadre de la discussion. Selon elle, Crédit Suisse n’est plus une entité bancaire viable. Seules deux options sont alors à considérer : une reprise par UBS ou une résolution.
Un prix d’achat à la casse
En moins d’une heure, les contours du rachat sont définis, comprenant notamment un soutien de liquidités et une protection contre les pertes de la part des autorités publiques. Il est également convenu que l’annonce doit se faire dimanche soir, avant que les marchés n’ouvrent en Asie. Ce qui laisse 100 heures pour déterminer les détails du deal.
Mais le point de départ pour UBS est très favorable : la banque a été invitée par les autorités publiques à sauver leur rivale (et ainsi, le système bancaire local), et elle est la seule sur le coup.
Ce qui se traduit par une minimisation de son risque, via les mécanismes de garanties en liquidités et de protection contre des pertes futures donnés par les pouvoirs publics.
Mais qui se retrouve aussi dans le prix négocié. Car après quelques échanges entre les parties, incluant notamment le Conseil de Surveillance de Crédit Suisse, il est convenu qu’UBS achètera Crédit Suisse pour 3,4 milliards dollars. Soit moins du dixième de ce que cette banque valait deux ans plus tôt.
Des bénéfices records
Des résultats trimestriels exceptionnels
UBS a retardé la publication de ses résultats pour le second trimestre de plusieurs semaines, afin d’avoir le temps d’intégrer les effets comptables de cette gigantesque acquisition. Mais le 31 août elle annonce 29,2 milliards de dollars de profits pour le seul trimestre, éclipsant le record précédent de 14,3 milliards de dollars rapporté par JP Morgan au premier trimestre de 2021.
Un gain surtout comptable
Ce chiffre étonnant est surtout le résultat du gain comptable que la banque enregistre sur l’acquisition du Crédit Suisse. Car en excluant l’impact de cette opération, la banque n’enregistre qu’un gain avant impôts d’un peu plus d’un milliard de dollars.
Pour bien comprendre la mécanique, il faut se pencher sur la valeur comptable d’une banque, que l’on calcule à partir du bilan comptable de l’institution financière. Celle-ci se distingue donc de sa valeur de marché (ou de sa capitalisation boursière), qui est fortement influencée par le sentiment des investisseurs, et le contexte de marché.
La valeur comptable d’une banque, aussi appelée sa “book value”, est égale à la valeur de ses actifs, c’est-à-dire la valeur de la marque, des prêts qu’elle a effectué, de ses investissements, des immeubles qu’elle possède … dont on déduit ses dettes.
Il se trouve qu’à 3,4 milliards, UBS n’a versé qu’une petite partie de la valeur comptable tangible du Crédit Suisse. En termes comptables, ce type de transaction génère un gain comptable (qu’on appelle “goodwill négatif”) dans les livres de l’acquéreur.
Le cours de bourse d’UBS s’envole
Depuis le rachat du Crédit Suisse, le cours de bourse d’UBS est en hausse de plus de 40%. Sur la même période, l’indice Euro Stoxx Banks a pris 16%. Et à l’annonce des résultats trimestriels, l’action UBS s’est envolée de 6%, pour atteindre son plus haut niveau depuis 2008.
Naturellement, les profits (comptables) annoncés y sont pour quelque chose. Mais ceux-ci étaient largement attendus, et faciles à calculer.
L’envol du cours de bourse est surtout la conséquence des clarifications que la direction d’UBS a pu donner sur les réactions initiales des clients des deux banques et la stratégie future de l’entité combinée.
Les fondements du succès futur du nouveau mastodonte
L’action UBS avait fortement chuté à l’annonce de la combinaison avec Crédit Suisse, conclue en un week-end. En effet, au-delà des problèmes spécifiques de Crédit Suisse, il s’agit de la première fusion entre deux entités bancaires désignées individuellement comme “systemically important”, au regard de leur taille respective et de la complexité de leurs activités.
Les actionnaires d’UBS se méfiaient donc notamment du risque d’exécution de cette transaction très complexe, de l’interférence possible des dirigeants politiques étant donnée la part de marché que la nouvelle entité aurait localement en Suisse et de la fuite des clients et leurs portefeuilles d’investissement vers des concurrents.
Sur les trois points, UBS a été très rassurante.
Un risque d’exécution maîtrisé
Le président du conseil d’UBS est très expérimenté dans la gestion de crise. Il fut le directeur financier de Morgan Stanley durant la crise financière de 2008. Dans les jours qui ont suivi le rachat il s’est débarrassé du Directeur Général d’UBS, Ralph Hamers, jugé trop inexpérimenté pour mener l’intégration des deux institutions. Il le remplace par le non moins expérimenté Sergio Ermotti, qui fut PDG d’UBS pendant une dizaine d’années. Et qui est ravi de reprendre les commandes, à ce moment crucial de l’histoire de la banque.
Le binôme Kelleher / Ermotti a mis les bouchées doubles pour fournir de la clarté stratégique et éclaircir les zones d’ombre. Ils confirment qu’UBS intégrera le réseau bancaire domestique de Crédit Suisse. Et cela malgré les doutes des trois quarts de la population helvète, qui craint une trop grande concentration des services financiers entre les mains du mastodonte. Car la banque de détail de Crédit Suisse était déjà très rentable, et le sera sans doute encore plus, une fois les deux réseaux d’agences rationalisés.
Toujours dans la même veine, les dirigeants sont aujourd’hui confiants de pouvoir réduire la taille du portefeuille d’actifs troublés de Crédit Suisse au moins de moitié avant la fin de 2026, ce qui est en avance sur les délais initialement annoncés.
En bref, l’équipe dirigeante est solide, la stratégie de plus en plus claire et les pertes potentielles liées à l’acquisition bien identifiées et en cours de réduction.
Une réduction du risque politique
Dans le cadre des élections à venir, de nombreuses voix s’élèvent contre l'intégration des deux groupes bancaires, soulignant notamment les probables pertes d’emplois.
Pour apaiser d’éventuelles pressions politiques pour vendre les activités de banque de détail du Crédit Suisse, UBS promet que la majeure partie de la réduction d’effectifs se ferait par attrition naturelle.
Toujours pour rassurer les dirigeants politiques et influer favorablement l’opinion publique, UBS a également volontairement renoncé aux garanties financières offertes par le gouvernement. En faisant d’une pierre deux coups, puisque cette annonce permet également de souligner sa confiance sur la rentabilité future de la nouvelle entité bancaire.
La fuite des clients n’a pas eu lieu
Dernier élément très rassurant, les chiffres du second trimestre démontrent qu’UBS continue d’attirer des clients fortunés. L’activité de gestion de patrimoine a collecté plus de 16 milliards de dollars durant la période. Et la dé-collecte s’est ralentie chez Crédit Suisse. Mieux encore, la banque, récemment sauvée, aurait inversé la tendance durant les derniers mois.
Autrement dit, le départ en masse de la clientèle privée vers des concurrents comme Rothschild, Pictet ou Julius Baer n’a pas eu lieu. Or l’activité de gestion de patrimoine est rentable et peu risquée. Et donc très apprécié des actionnaires.
UBS dépasse BNP
Tous ces éléments rassurants ont fait bondir la valorisation boursière d’UBS. Qui est aujourd’hui à peu près égale à sa valeur comptable. Ce qui fait d’UBS la plus grosse banque par capitalisation boursière en Europe Continentale, devant la BNP.
Source : Bloomberg, en date du 31 août 2023
Il n’y a pas de doute que les dirigeants d’UBS ont encore beaucoup de pain sur la planche, mais il est indéniable que les premiers signes tendent à démontrer qu’ils ont fait le deal du siècle.
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