Sous la pression grandissante des petits épargnants et du grand public, les investisseurs institutionnels sont de plus en plus nombreux à s’engager sur le terrain de l’environnement, de la justice sociale et de la gouvernance (aussi résumés sous l’abréviation ESG). Ils souhaitent désormais placer l’épargne de leurs adhérents ou clients en tenant aussi compte de ces critères extra-financiers. Et ainsi contribuer à la protection de la planète.
Deux courants de pensée : l’exclusion et l’activisme
Deux écoles s’affrontent en la matière :
- L’exclusion pure et simple. C’est-à-dire la promesse de se tenir à l’écart d’entreprises et de secteurs dont les activités sont contraires aux principes ESG. Cela exclurait par exemple de facto les secteurs de l’armement ou du charbon… mais plus largement toutes les entreprises aux pratiques peu vertueuses.
- L’activisme. C’est-à-dire l’exercice d’une forte pression en tant qu’actionnaire sur les dirigeants “mauvais élèves”, pour les ramener dans le droit chemin — celui d’une croissance plus durable et vertueuse.
Quels sont les avantages (et inconvénients) de chaque approche, et surtout laquelle est la plus efficace ?
L’exclusion : un signal très fort
ABP vendra la totalité de ses parts dans l’industrie fossile
Vous n’en avez probablement pas entendu parler, mais ABP est un des plus grands gestionnaires de fonds au monde. Ce fonds de pension néerlandais gère les retraites des professeurs et des fonctionnaires du plat pays. Ils viennent de décider de se séparer de la totalité de leurs actions de sociétés pétrolières d’ici le premier trimestre de 2023. On parle d’actions dans près de 80 entreprises différentes, dont une certaine Royal Dutch Shell. Cela représente près de 3% du portefeuille total, et un peu plus de 15 milliards d’euros d’investissements.
La démarche d’ABP est radicale, mais suit celle adoptée par la Caisse du Dépôt et Placement du Québec. Ce fonds de pension canadien avait annoncé en septembre dernier qu’il vendrait le 1% de son portefeuille de 400 milliards de Dollars Canadiens actuellement investi dans des sociétés de production pétrolière avant la fin de l’année prochaine.
Taper du poing sur la table
Le message envoyé par ces deux fonds est très fort. Et il atteint trois objectifs simultanément :
- La décision d’exclure des secteurs entiers de leurs portefeuilles aide ces fonds à atteindre leurs objectifs de neutralité carbone ;
- Ils protègent au passage l’épargne de leurs sociétaires de la menace d’un changement climatique catastrophique ;
- Si le mouvement d’exclusion est suivi plus largement, la vente des actions va finir par peser sur les cours de bourse des sociétés concernées. Logique : si un nombre croissant d’investisseurs vendent leurs actions de sociétés polluantes, les prix de ces actions se mettront à baisser. Et rien ne stimule plus un dirigeant d’une entreprise cotée que l’évolution de son cours de bourse, puisque sa rémunération (et la préservation de son job) en dépendent.
Plus l'investissement historique du fonds dans l’entreprise polluante est grand, plus sa vente va être potentiellement impactante. Or, nous l’avons déjà signalé, ABP est gigantesque et ses interventions sur le marché pèsent lourd.
Mais c’est aussi la limite de l’exercice. Car une fois ses parts vendues, ABP ne pourra plus exercer ses droits en tant qu’actionnaire et soumettre ses suggestions en matière de stratégie ESG à la direction de sociétés pétrolières.
L’activisme pour imposer le changement de l’intérieur
C’est l’argument majeur qu’avancent d’autres investisseurs : plutôt que de quitter le navire, il est peut-être plus malin de rester à bord et d’organiser une mutinerie. Leur raisonnement peut se résumer comme suit :
- Se tenir à l’écart ou se désinvestir de segments entiers de l’économie n’est pas sain pour les épargnants qui ont confié leur épargne aux gestionnaires professionnels. Car cela limite forcément la diversification des investissements que ces gestionnaires pourraient faire. Pour preuve, sur les 12 derniers mois l’indice Dow Jones pour le seul secteur du Oil & Gas a doublé, alors que l’indice Dow Jones Industrial Average (qui englobe tous les secteurs) n’a progressé que de 29%.
- Ce n’est pas non plus raisonnable (selon eux) d’arrêter de financer l’industrie des énergies fossiles du jour au lendemain. Car l’industrie des énergies renouvelables n’est pas assez développée pour assurer à elle seule la production d’énergie dont l’économie mondiale a besoin.
- En revanche, être actionnaire permet de prendre part à la formulation de la stratégie des sociétés dans lesquelles ces institutionnels sont investis, voire d’être une force de proposition. Car tout actionnaire a la possibilité de formuler et de soumettre des résolutions aux assemblées générales, qui — si elles sont adoptées par la majorité — doivent être exécutées par les dirigeants.
- Enfin, ils se demandent si priver ces entreprises d’une part de leur financement aura véritablement un impact sur leur activité. La logique est la suivante : il y aura toujours des investisseurs moins regardants qui prendront la place de ceux qui viennent de partir. Et ces investisseurs nouvellement installés auront moins de scrupules à laisser l’entreprise faire ce qu’elle veut. Notamment si cela stimule le cours du titre, au dépens du bien être de la planète.
Prendre part, ou même initier le débat sur le changement climatique
Dans la pratique, même sans soumettre des résolutions à l’AG, rien que le fait que certains grands gestionnaires initient le débat sur la lutte contre le réchauffement climatique peut suffire à faire bouger les lignes.
Ainsi, Blackrock et Vanguard, deux des plus grands gestionnaires au monde, auparavant plutôt passifs, ont publiquement annoncé qu’ils demanderont dorénavant aux sociétés dans lesquelles ils sont investis de publier beaucoup plus de données sur la diversité des équipes, les politiques de rémunération des dirigeants et leurs stratégies par rapport au changement climatique.
Les deux mastodontes ont également matériellement augmenté leur support pour propositions environnementales et sociales que d’autres actionnaires soumettent dans le domaine ESG. Vanguard a ainsi voté en faveur de résolutions de ce type dans 20% des cas lors du premier semestre de cette année, contre seulement 6% à la même période l’année dernière.
Neuberger Berman, un autre gestionnaire de fonds américain, a décidé d’annoncer la façon dont il comptait voter sur les résolutions proposées aux actionnaires en amont des assemblées générales. Là aussi, afin de donner un signal clair aux dirigeants et aux autres actionnaires sur l’importance que cet institutionnel accorde aux objectifs extra-financiers que se donnent les entreprises.
Bref, de plus en plus de grands investisseurs institutionnels lèvent la voix. Et incitent (certains diraient même forcent) les dirigeants d’entreprises à établir des stratégies claires et ambitieuses en matière de transition énergétique, empreinte carbone et équité sociale.
L’activisme agressif : déclaration de guerre ?
Nous y avions déjà fait allusion précédemment, l’activisme peut aller beaucoup plus loin. Certains fonds en ont même fait leur activité principale : ils identifient une société cible dont la stratégie doit radicalement changer (à leurs yeux), ils en deviennent actionnaire, et émettent ensuite — le plus publiquement possible — leurs critiques et suggestions. Ce sont des agitateurs dont les propositions radicales ont pour objectif de secouer le management et aussi... le cours de l’action.
Dernier exemple en date, le fonds Third Point, dirigé par l’activiste Daniel Loeb vient de suggérer que le géant Royal Dutch Shell se découpe en deux morceaux, après avoir investi 750 millions de Dollars dans l’entreprise. L’objectif de la proposition, partagée avec la presse bien sûr, est de séparer les activités dans le pétrole et le gaz de celles liées aux énergies renouvelables. Selon Loeb, cela aurait pour effet d’accélérer la réduction de CO2 émis par l’entreprise et d’augmenter significativement le rendement pour les investisseurs.
Il est trop tôt pour dire si cette initiative a des chances d’être adoptée, mais il est d’ores et déjà certain que la direction de Shell va porter une attention particulière au sujet de la transition énergétique, maintenant qu’il y a du remous à la table des investisseurs.
L’argent : un vecteur de changement puissant
Alors, l’exclusion ou l’activisme, que choisir ? Nous sommes plutôt dans le camp des activistes, surtout parce qu’on observe que les grands institutionnels, auparavant souvent passifs lors des AG, commencent à jouer leurs rôles d’actionnaires pour forcer le changement de l’intérieur.
Les deux stratégies démontrent en tout cas que l’allocation de l’épargne est une force puissante dans le domaine de la protection de l’environnement, de la transition énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique.
Ce levier est sûrement encore sous-exploité aujourd’hui. Une étude récente conduite par Mercer montre que moins de la moitié des fonds de pension en Europe prennent en compte le risque climatique dans leurs mandats de gestion. Et un maigre 8% de ces fonds se sont engagés à atteindre la neutralité carbone.
Mais le train est en marche, et de plus en plus d’investisseurs (institutionnels et individuels) exigent beaucoup plus d'efforts extra-financiers de la part des entreprises dans lesquelles ils placent leur épargne.
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