Depuis l’introduction de l’euro en 1999, la nécessité de prendre à la fois des francs belges, des marks allemands, des pesetas espagnoles et des lires italiennes avant de partir en vacances a disparu. L’autre conséquence de ce changement, c’est que nous avons presque oublié ce que les taux de change peuvent nous coûter.
Il n’en reste pas moins qu’une compréhension, même modeste, du risque de change est très utile pour tout investisseur. La dégringolade récente de la livre turque nous permet de le démontrer.
L’argent n’est pas un bien comme les autres
La loi de l’offre et de la demande
L’argent d’un pays — sa devise — est la référence par rapport à laquelle la valeur des autres biens est exprimée. En France par exemple, une baguette vaut en moyenne 0,90 centimes d’euro et un café 1,73 euros. Mais l’argent lui-même peut aussi être valorisé (ou exprimé) dans une autre devise. Aujourd’hui la convention est de valoriser les devises par rapport à l’US Dollar.
Ainsi, là maintenant, un Euro vaut 1,1321 US Dollar. Ce rapport s’appelle le taux de change, et il évolue en permanence. Rien qu’en écrivant cette phrase, nous sommes passés à 1,1319 USD.
Comment et pourquoi ce taux de change évolue-t-il ? En fonction de l’offre et de la demande.
Les sommes changées quotidiennement, d’une devise à une autre, sont gigantesques. Selon le dernier rapport de la Banque Internationale des Règlements, le volume de change a atteint 6 600 milliards de Dollars par jour. Presque un tiers de ces transactions implique de l’Euro.
Si les Européens achètent des marchandises ou des actions américaines par exemple, ils vont vendre (offrir) des Euros pour acheter (demander) des Dollars. Dans un tel scénario, le cours du Dollar, exprimé en Euros, va s’apprécier car la demande augmente. On dit que l’Euro s’affaiblit contre le Dollar.
Historiquement, le plus bas cours de change a été touché le 26 octobre 2000, quand un Euro ne valait que 0,8252 Dollars. Au plus haut, ce même Euro vous permettait d’obtenir 1,6038 Dollars le 15 juillet 2008. Soit pas loin du double !
Éviter les variations brutales
La plupart des devises s’échangent librement, c’est-à-dire que les cours de change évoluent sans contraintes, selon la loi de l’offre et de la demande. Ceci étant dit, les pays ont tout intérêt à éviter des changements trop brusques, car ces derniers sont de nature à déstabiliser l’économie.
Imaginez par exemple un concessionnaire Tesla en France. Son gérant commande une voiture électrique qui lui coûte 100 000 Dollars (soit l’équivalent de 88 331 euros). Sa facture est à régler dans 90 jours. Livré quelques semaines plus tard, il vend immédiatement la voiture, au prix affiché de 100 000 euros.
Si le cours de change n’a pas évolué, le concessionnaire réalise un joli gain, de 11 669 euros (prix de vente de 100 000 euros, moins le prix d’achat de 88 331 euros).
Mais si entre temps le Dollar s’est fortement apprécié, et que le cours de change est passé de 1,1321 à 0,8900 par exemple, le résultat est tout autre. Notre vendeur de voiture vient de perdre de l’argent, car le fruit de sa vente, toujours égale à 100 000 Euros, ne vaut plus que 89 000 Dollars... Or il doit toujours 100 000 Dollars à Tesla !
On comprend bien pourquoi, si les variations de taux de change étaient aussi brutales, cela poserait toutes sortes de problèmes pratiques. Les commerces ne sauraient à quel prix afficher (en devise locale) les produits importés (facturés en devise étrangère). À l’extrême, la population pourrait perdre confiance en la monnaie, ne sachant plus ce qu’elle permet d’acheter ou pas.
Un lissage délicat par les banques centrales
C’est pour éviter ce type de choc que les banques centrales se concertent et interviennent de temps à autre, pour limiter les fluctuations trop fortes dans un sens ou dans un autre.
Car une monnaie qui s’apprécie, n’est pas forcément une bonne nouvelle pour tout le monde. Une devise plus forte permet par exemple de s’approvisionner à l’étranger en dépensant moins. Mais elle provoque souvent aussi une baisse des exportations. Il devient en effet plus compliqué de vendre vos biens à l’international, car ils sont devenus plus chers, relativement à la devise du pays acheteur.
Inversement, une monnaie qui se déprécie n’est pas idéale non plus. Certes, vous attirez plus de touristes étrangers car les vacances sur votre territoire deviennent moins chères. Aussi, vous exportez plus de vos biens, dont le coût, exprimé en devise étrangère, a baissé. Mais de l’autre côté, le coût des matières premières et autres formes d’approvisionnement ont augmenté d’autant.
Bref, si les cours de change des grandes devises fluctuent en permanence, les banques centrales gardent un œil dessus pour éviter des écarts trop brusques, et potentiellement dommageables à l’économie locale.
Des banques centrales bien armées
Mais alors, que font-elles en cas de problème ? Elles interviennent d’abord en exprimant leur point de vue publiquement. Cela constitue souvent une menace suffisante pour calmer les spéculateurs qui pourraient vouloir amplifier la fluctuation d’un cours de change. Mais si ces quelques déclarations ne suffisent pas, les banques centrales peuvent sortir l’artillerie lourde.
En cas d’une hausse intempestive du Yuan par exemple, la banque centrale chinoise peut vendre sa devise (en puisant dans ses réserves), pour acheter des US Dollars, des Yen, des Euros et/ou des Livres Sterling. Étant donné les volumes de devises dont elle disposent, cela suffit à ralentir, voire même à inverser la tendance. Alternativement, elle peut aussi baisser ses taux directeurs pour rendre le Yuan moins attractif aux yeux des investisseurs étrangers.
Dans un scénario inverse, dans lequel les autorités chinoises cherchent à renforcer leur monnaie, la banque centrale chinoise peut acheter des Yuans, ou augmenter son taux directeur. Ce faisant, elle rend le placement en Yuan plus attractif pour les investisseurs. Ces derniers sont alors tentés d’échanger leurs devises étrangères en Yuan pour profiter de l’aubaine. Et ici aussi, cela contribue à rééquilibrer la balance.
L'augmentation des taux directeurs n’est pas une mesure sans conséquences, car elle renchérit le coût de l’argent. Plus les taux d’intérêt sont élevés, plus vous allez attirer des dépôts et défendre la valeur de votre devise par rapport aux devises étrangères. Mais plus il va devenir cher d’emprunter localement. Les entreprises vont donc naturellement réduire leur demande de crédit et leurs investissements. Et ce n’est pas forcément souhaitable.
C’est pour assurer cet équilibre délicat entre devise stable, inflation maîtrisée et taux d’intérêt acceptables que dans les grandes nations démocratiques du monde, l’indépendance des Banques Centrales est censée être totale. Si ce n’était pas le cas, les dirigeants politiques pourraient être tentés d’utiliser cet arsenal monétaire à des fins politiques... Ce qui nous amène à la Turquie !
La livre turque en chute libre
Une baisse record
Le cours de la Livre turque contre le Dollar US a baissé de plus de 40% depuis le début de l’année. Dit simplement, en janvier 2020 il fallait six Livres turques pour acheter un Dollar, au début de cette année, il en fallait 7, et aujourd’hui il en faut plus de 13.
En cause ? Une forte ingérence dans la politique monétaire du pays par Recep Tayyip Erdogan, le président du pays.
Une approche radicale et peu orthodoxe
La Turquie souffre d’une inflation galopante. De 13% en 2020, le taux d’inflation a continuellement augmenté en 2021, pour s’approcher des 20% aujourd’hui. C’est énorme. Tous les acteurs, y compris le président Erdogan, s’accordent sur le fait qu’il faut endiguer le phénomène de toute urgence.
Mais c’est sur la manière de la combattre que les avis divergent. La plupart des experts économiques estiment que l'augmentation des taux d’intérêts est le moyen le plus efficace de maîtriser l’inflation. C’était du moins l’avis des trois gouverneurs de la Banque Centrale turque qui ont été remerciés ces deux dernières années, avant la nomination du gouverneur en place, un certain Sahap Kavcioglu.
Ce dernier n’est ni un ancien ministre des finances, ni un ancien banquier, mais il a pour lui l’avantage de partager les vues originales du président.
Pour combattre l’inflation rampante, il faudrait… baisser les taux (?!)
Erdogan est convaincu que la baisse des taux est indispensable pour relancer l’économie. Son raisonnement est qu’il faut réduire le coût auquel les entreprises turques peuvent s’endetter, afin de leur permettre d’investir. Il avance que la chute de la devise turque serait une sorte de complot, causé par des forces spéculatives étrangères mystérieuses.
Toute personne qui ne partage pas cette opinion est à risque. Ainsi, après avoir nommé un nouveau gouverneur à la Banque Centrale, le président vient d’accepter la démission de son ministre des finances, qu’il a remplacé par son adjoint. Celui-ci, un proche du gendre d’Erdogan, est “déterminé à implémenter” une politique de taux toujours plus bas, selon un Tweet récent.
Malheureusement, ladite baisse des taux d’intérêt les a conduit à des niveaux largement inférieurs au taux d’inflation. Or, si votre argent à la banque rapporte 15%, mais que le coût de la vie augmente de 20% par an, vous n’avez aucun intérêt à garder votre argent sur un compte bancaire. On dit que le taux d’intérêt réel est devenu négatif.
Des conséquences potentiellement désastreuses
Un tel scénario présente de nombreux risques :
- Si le taux réel reste négatif, les épargnants pourraient échanger leurs livres turques contre des devises étrangères, pour protéger leur pouvoir d’achat. En vendant la devise locale pour acheter une devise étrangère (typiquement le Dollar ou le Franc Suisse), ils ne feraient qu’accélérer la chute du cours de change ;
- La population pourrait alors perdre totalement confiance dans la monnaie locale. Les marchands souhaiteraient être réglés en Dollars, les prix des biens les plus usuels seraient ajustés de plus en plus fréquemment, et on tomberait dans l’hyper inflation.
- Cela pourrait alors mener à des mesures radicales pour limiter la fuite des capitaux, typiquement en interdisant de changer la devise locale en monnaies étrangères. Ce qui enverrait un signal désastreux aux épargnants, qui pourraient vouloir sortir leurs livres turques des banques. De tels retraits massifs et simultanés constitueraient une “ruée aux guichets”, qui pourrait mettre en péril le système bancaire Turc dans son ensemble.
Nous n’y sommes pas encore, mais selon plusieurs analystes financiers, nous commençons à nous en rapprocher. La Banque Centrale turque a bien essayé de défendre sa devise. Elle vient de vendre une partie de ses maigres réserves en devises étrangères pour acheter sa propre monnaie. Une mesure radicale qu’elle n’avait pas employée depuis 2014.
Opération qui au bout du compte ne s’est pas avérée efficace : le cours de la livre turque est bien remonté de 13,87 à 12,5 livres pour un Dollar, pour finalement rechuter à 13,2 livres par Dollar… le soir même.
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