La phrase est attribuée à Martin Zweig, un investisseur américain connu entre autres pour avoir prédit le krach boursier de 1987. Son raisonnement était simple : la baisse des taux d’intérêts est favorable aux marchés financiers, et soutient le cours des actions. Leur hausse ne l’est pas. Mais depuis quelques mois, alors que les banques centrales ne cessent d’augmenter les taux directeurs pour combattre l’inflation, les cours de bourse montent considérablement. Que se passe-t-il ?
Que veut dire “Don’t fight the Fed” ?
La maxime de Martin Zweig s’applique aujourd’hui dans un sens plus large que celui initialement suggéré par son auteur. Elle est employée par les experts financiers pour indiquer qu’il est toujours dangereux de parier contre les banques centrales, qui ont le pouvoir de stimuler ou de contraindre l’activité économique via l’ajustement des taux directeurs et l’afflux ou le retrait d’argent frais.
Or la plupart des grandes banques centrales du monde, dont notamment la Federal Reserve (aussi appelée “Fed”) aux États-Unis, la Banque Centrale Européenne (BCE) pour la zone Euro et la Banque d’Angleterre au Royaume-Uni se sont fermement engagées dans une politique de hausse de taux, destinée à combattre une inflation élevée et persistante. Elles l’ont toutes fait en retirant des quantités de liquidités importantes, injectées notamment au moment de la crise sanitaire via ce qu’on appelle le quantitative easing. Elles ont aussi toutes signalé publiquement qu’elles n’envisagent pas d'abandonner ces mesures restrictives tant que l’inflation ne se rapprochera pas de son niveau cible d’environ 2% par an.
Cette politique monétaire pèse logiquement sur l’activité économique, et pourrait conduire à une récession. Un contexte qui n’est historiquement pas favorable aux marchés actions, et où il fait bon de rester à l’écart, en attendant l'accalmie. Faire le contraire, c’est-à-dire investir dans des actions alors que les banques centrales serrent la visse, revient à parier contre la politique monétaire menée. Alors, “Fight the Fed” ou pas ?
Un combat payant en 2023
Surprise… Depuis quatre mois les marchés actions ont décollé. Le S&P 500, l’indice phare aux États-Unis, a gagné plus de 15%, et certaines valeurs individuelles ont bondi de bien plus encore. C’est étonnant car, durant cette période, la Federal Reserve a relevé ses taux directeurs à 3 reprises. La BCE et la Banque d’Angleterre en ont fait autant à deux reprises. Et les présidents de ces institutions ont clairement exprimé leur intention de continuer. Jerome Powell, le patron de la Fed ne pouvait être plus clair, en déclarant que le combat contre l’inflation durerait plus longtemps que ce que les intervenants de marché anticipent.
Comment alors expliquer ce mouvement des marchés à “contre-courant” de la réalité économique. Est-ce une exception ?
La récente remontée des marchés actions n’est en fait pas si remarquable que cela. Une étude par Truist Advisory Services, une société de gestion, souligne que depuis 1954, l’indice S&P 500 a régulièrement monté durant des périodes de hausse des taux. En moyenne, l’indice s’est adjugé 9% (sur une base annualisée) entre la première et la dernière hausse des taux directeurs.
Est-ce parce que les pronostics produits par les économistes des banques centrales sont régulièrement trop pessimistes ? Les opinions divergent sur le sujet. En moyenne, ils se sont avérés être de bons prédicteurs de la réalité économique. Certes, une étude produite par La Barcelona School of Economics et la Federal Reserve Bank de San Francisco en 2021 démontre que la précision des pronostics de la Fed décline depuis une dizaine d’années. Mais quand même.
La force des mots
Mais tout n’est pas qu’affaire de calculs économiques. Bien que les banques centrales puissent se tromper sur l’évolution de l’économie, leurs seules “auras” suffisent parfois à faire ou à défaire les marchés.
Les hauts responsables de ces institutions interviennent régulièrement en conférence de presse pour exprimer leurs points de vue sur le contexte économique, l’inflation et comment celles-ci pourraient affecter les taux d’intérêts. Chaque phrase est scrutée par des spécialistes qui cherchent à en déduire des signes d’optimisme ou de pessimisme. Cette activité est devenue tellement importante qu’elle a un nom, on appelle ces spécialistes des “Fed-watchers” (des observateurs de la Fed).
Les paroles des banquiers sont ainsi analysées et relayées à la vitesse de l’éclair aux intervenants de marché, qui prennent leurs décisions d’investissement, entre autres, en fonction des opinions exprimées par les représentants des banques centrales. La communication à elle seule peut donc parfois suffire pour atteindre l’objectif visé par la banque centrale.
Pour le dire autrement : les déclarations des banques centrales (qu’importe la précision de leurs calculs) ont un pouvoir auto-réalisateur. Quand Jerome Powell dit que ça va barder, les marchés s’alignent par magie. Il suffit juste de le dire !
The widow-maker, ou le fabricant de veuves
Plusieurs raisons peuvent donc expliquer pourquoi les marchés financiers ont monté pendant des phases de hausses de taux, qui sont pourtant — par construction — un frein pour l’économie :
- Les premières hausses de taux font dévisser les marchés financiers. La correction va trop loin, et les cours rebondissent avant que le cycle de hausse des taux ne touche à sa fin. Les investisseurs anticipent la fin du cycle de hausse ;
- Les banques centrales sont perçues comme étant trop pessimistes. Les investisseurs croient au scénario optimiste dans lequel les hausses taux réussissent à faire retomber l’inflation, sans que cela n’impacte (trop) la croissance économique ;
- Les déclarations de prudence et les menaces de hausse des taux par les banquiers centraux suffisent pour calmer l’économie et dompter l’inflation. Les hausses de taux annoncées n’ont plus besoin d’être exécutées.
Ainsi, parier contre la Fed depuis la fin de l’année dernière, en espérant que la récession sera évitée en investissant à la bourse de New York a été payant. De la même façon, les investisseurs qui ont parié sur une forte hausse des taux au Japon, alors que la Banque du Japon prône le contrôle de sa courbe des taux depuis longue date, ont enregistré d’importants gains depuis le début de l’année.
Mais prendre des positions qui vont à l’encontre de la politique monétaire des banques centrales reste néanmoins très dangereux. À tel point que cette stratégie est connue sous le nom de “widow-maker”, c’est-à-dire le fabricant de veuves.
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