Les crypto-devises divisent. Leurs fans inconditionnels y voient une opportunité de démocratiser (et de décentraliser) la finance. Leurs détracteurs critiquent son opacité et son manque de supervision.
L'effondrement brutal du crypto empire de Sam Bankman-Fried, et de la mise en liquidation de sa plateforme de trading FTX, donne de l’eau au moulin du second camp. Certains comparent déjà l’événement avec la liquidation de Lehman Brothers, lors de la crise financière de 2008.
Sam Bankman-qui ?
La personnalité la plus respectable de la crypto-sphère
Commençons par un peu de contexte. La banqueroute de FTX fait l’effet d’une bombe notamment à cause de l’importance de la plateforme, la seconde plus importante au monde, derrière Binance. Mais aussi à cause de la notoriété de son fondateur, le jeune Sam Bankman-Fried. Celui que les initiés appellent SBF est en effet une figure incontournable de la crypto-sphère.
Et il faut dire que le curriculum de SBF fait rêver. Fraîchement sorti du prestigieux MIT, il commence par travailler en salle de marché chez Jane Street — et donne la moitié de son salaire à des œuvres caritatives ! Nous sommes en 2017, les crypto-monnaies sont en plein boom, quand le jeune SBF remarque des écarts significatifs entre le prix du Bitcoin en Corée du Sud et celui observé dans le reste du monde. Il décide d’exploiter cette anomalie en achetant et revendant la même crypto, tout en encaissant l’écart de prix. Il est le seul sur le coup, et en trois semaines, encaisse 20 millions de dollars grâce au désormais célèbre “Kimchi premium”. Fort de ce succès, SBF accélère et décide de lancer sa propre plateforme de crypto-trading : FTX.
Malgré (ou peut-être, aussi grâce à) sa tenue signature — un short, un t-shirt et des cheveux en pétard — le jeune trentenaire reçoit l’appui d’investisseurs prestigieux pour bâtir sa plateforme d’échange. Sequoia, qui avait auparavant financé Google et Paypal dès leurs débuts, ou Softbank, 1er investisseur institutionnel chez Alibaba, se sont laissés persuader par la vision de SBF et ont investi des centaines de millions de Dollars dans l’aventure.
Grandeur et décadence
Il y a quelques mois, FTX est valorisé à 32 milliards de Dollars, ce qui fait de Bankman-Fried un multi-milliardaire… sur papier. Quand la chute brutale de certaines crypto-devises fait vaciller les grands acteurs de la crypto-sphère, SBF intervient publiquement, en injectant des capitaux frais pour éviter leur liquidation. Un geste qui n’est pas sans rappeler celui de John Pierpont Morgan, qui avait sauvé le secteur bancaire américain au début du siècle dernier.
Tout semble possible pour le golden boy, qui devient un des plus grands donateurs du parti démocrate et achète les droits pour hisser le logo de FTX sur le stade de l’équipe de basket des Miami Heats.
À son apogée, la fortune du crypto-entrepreneur était estimée à 26 milliards de Dollars. En octobre 2022, elle est toujours supérieure à 10 milliards de Dollars. Le 8 novembre elle tombe sous la barre du milliard et il n’est pas certain qu’il lui restera grand chose une fois les procédures de liquidation complétées. Les fonds de capital risque ont tiré un trait sur leur investissement et valorisent leurs participations dans FTX à … zéro.
FTX s’effondre en quelques jours
Une structure opaque
Sans rentrer dans les détails des centaines de structures juridiques qui supportaient la plateforme, il est important de noter que SBF avait fondé et fait grandir deux activités en parallèle : FTX, plateforme d’échange, une sorte de bourse pour cryptos, et Alameda Research une société de trading et d’investissement en cryptos. C’est au nom de cette fameuse Alameda Research qu’il avait profité du Kimchi Premium.
Alors que les analyses détaillées sont encore en cours, il apparaît aujourd’hui que les liens entre les deux activités étaient très (trop ?) étroits.
Reprenons depuis le début : la raison d’être d’une plateforme de trading comme FTX est de faciliter les échanges entre acheteurs et vendeurs. Elle agit en tant que dépositaire des fonds de ses clients : elle ouvre et maintient de leurs comptes, et assure le suivi de leurs positions. Difficile d’imaginer qu’elle puisse faire défaut car, a priori, elle n’effectue pas d’investissements en son nom propre, elle ne joue qu’un rôle de facilitateur dans le grand rouage de l’investissement.
Où sont les sous ?
Sauf que voilà, aux dernières nouvelles nouvelles FTX ne détient que 900 millions d’actifs liquides (c’est-à-dire facilement transformables en cash), alors que ses clients lui avaient confié 9 milliards. On répète : sur les 9 milliards de dollars que FTX devait pouvoir rembourser à ses clients, 90% ne sont pas dans les caisses de la société sous forme de cash ou équivalents.
Pourquoi ? Comment ? Il est encore trop tôt pour le dire. Soit il y a eu un transfert d'argent de FTX vers Alameda, soit ces milliards ont été disséminés dans des sociétés écrans... (que les enquêtes préliminaires estiment nombreuses) l'avenir nous le dira. Et la situation aurait pu durer... s'il n'y avait pas eu un vent de panique soudain, qui a poussé de nombreux utilisateurs à réclamer leurs sous.
Certains désignent Binance, le concurrent direct de FTX dirigé par le tout aussi emblématique Changpeng Zhao, comme la source de la tempête. Il y a peu, celui-ci demande à ses équipes de vendre toute la position de Binance en FTT, la crypto-devise inventée et émise par FTX. Sans surprise, le cours du FTT se met à dégringoler.
En théorie, une vente massive d’une crypto-devise donnée ne devrait pas suffire à mettre le feu aux poudres. Le rôle d’une plateforme d’échange est simplement de permettre à un vendeur de trouver un acheteur. Mais il s’avère que l’entité de trading Alameda Research est aussi le plus gros détenteur de FTT. Ils en ont pour des milliards… dont une partie est utilisée comme collatéral (une sorte de garantie) pour permettre à la société d’emprunter de l’argent. La valeur de la garantie fondant comme neige au soleil, les prêteurs se manifestent rapidement pour réclamer le remboursement de leurs prêts.
Problème : de même que FTX n'a pas l'équivalent en Cash des avoirs de ses clients, Alameda Research n’a pas de quoi honorer ses dettes. Comble du comble, Alameda doit jusqu’à 10 milliards de Dollars à… FTX !
La chute du FTT stimule la nervosité (déjà significative) du marché crypto, et notamment des investisseurs qui échangent sur FTX. Ces derniers se mettent à vouloir vendre leurs positions. Au début SBF fait le dos rond, et assure que tout va bien. Selon l'entrepreneur, tout dépositaire pourra accéder à son compte chez FTX, et vendre son portefeuille de crypto. Mais en quelques heures, les accès aux comptes des clients sont bloqués. 8 milliards de Dollars manquent à l’appel.
Pour mettre de l’huile sur le feu, un rapport circule faisant état d’un vol de 477 million de Dollars en crypto devises. La confiance dont jouissait FTX à disparu.
Une offre de reprise vite retirée
En désespoir de cause, SBF tente de vendre la société à la casse à son rival Binance. Un accord de principe semble être trouvé et le mercredi 9 novembre, Binance déclare être disposé à prendre le contrôle de son rival FTX.
Mais 48 heures plus tard, Binance retire son offre, ses équipes n’arrivant pas à réconcilier les livres et se méfiant d’une attention de plus en plus pressante des autorités réglementaires, dont notamment la puissante SEC Américaine.
Le vendredi 11, FTX se déclare en banqueroute.
L’onde de choc se propage
Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de cet écroulement éclair. Mais il est certain que la banqueroute de FTX impactera la crypto-sphère plus largement.
Un impact direct pour 1 million de créditeurs
Les centaines de sociétés faisant partie de l’empire de SBF font d’ores et déjà face à plus de 100 000 créditeurs. Mais selon le Financial Times, ce chiffre pourrait rapidement grimper pour atteindre 1 million de demandes de remboursement, dont la vaste majorité viendront des clients de la plateforme d’échange, qui n’ont plus accès à leurs crypto-actifs, logés chez FTX.
Le temps risque d’être long pour eux, avant de savoir si — et de combien — ils seront remboursés.
Des sociétés sauvées… qui ne le seront pas
Il n’y a que quelques semaines, SBF proposait à travers FTX, d’intervenir pour sauver plusieurs acteurs de la crypto-sphère de la banqueroute. Il est peu probable que ces promesses seront tenues.
Le parti démocrate perd un important donateur
Par ailleurs, avant sa chute, SBF était le second plus important donateur du parti démocrate, derrière un certain George Soros. Il a notamment contribué pour 36 millions de Dollars aux campagnes électorales de mi-mandat, qui viennent de se tenir.
La confiance en la crypto sphère ébranlée
Mais l’écroulement soudain va surtout peser sur la perception du grand public sur les crypto-devises, et sur la vitesse d’adoption (ou pas) de celles-ci comme une classe d’actifs à part entière.
Ce ne sera pas simple de regagner la confiance des intervenants de marché sur les crypto-actifs. Un secteur qui souffrait déjà d’une image sulfureuse avec des transactions illicites, le blanchiment d’argent, et la spéculation à outrance.
Les appels pour une supervision stricte du secteur se multiplient, ne serait-ce que pour mieux protéger les investisseurs individuels. Sauf que c’est entre autres pour échapper à une réglementation centralisée que les crypto-devises ont été inventées…
À suivre.
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